Les discriminations en France

Inégalités en entreprise : comment permettre aux salariés d’agir ?

20 septembre 2022 https://www.inegalites.fr/Inegalites-en-entreprise-comment-permettre-aux-salaries-d-agir - Reproduction interdite

Réduire les inégalités dans le travail impose de démocratiser l’organisation de l’entreprise en profondeur. Il faut donner aux salariés le temps et les moyens de délibérer sur l’organisation de leur travail et ses finalités. Les propositions de l’économiste Thomas Coutrot.


Les inégalités face au travail sont massives, à commencer par les conditions concrètes dans lesquelles il s’exerce, que l’on évoque trop peu souvent. Chaque année, 2,5 millions de salariés sont touchés par un accident du travail, ce sont à 82 % des ouvriers ou des employés. Chaque année, plus de 50 000 nouveaux cas de maladies professionnelles reconnues surviennent, pour la plupart (près de 90 %) chez des ouvriers ou employés. 87 % de ces maladies concernent des troubles musculosquelettiques (majoritairement des femmes). 2,2 millions de salariés sont exposés à au moins un produit chimique cancérogène, dont 30 % des ouvriers qualifiés mais seulement 3 % des cadres.

Les facteurs de stress sont également en cause. 61 % des actifs sont exposés à au moins trois facteurs de risques psychosociaux parmi sept (travail intense, manque d’autonomie, de soutien social ou de reconnaissance, exigences émotionnelles élevées, conflits éthiques, peur pour son emploi). Là encore, les employés et les ouvriers sont globalement plus exposés que les cadres, en particulier à la peur de perdre leur emploi ou d’avoir un accident, au manque d’autonomie, de soutien social et de reconnaissance ; les femmes sont plus exposées que les hommes. Ces risques psychosociaux engendrent à foison des maladies cardiovasculaires, des problèmes de santé mentale et des troubles musculosquelettiques.

Du point de vue de la santé mentale, les inégalités sont majeures : le travail contribue négativement au bien-être psychologique pour plus de 40 % des ouvriers et employés des services, contre 28 % des cadres [1]. Plusieurs études ont montré le lien entre la souffrance au travail et des changements technologiques et organisationnels trop fréquents, et trop peu discutés avec les salariés d’exécution qui ne voient plus le sens de leur travail [2]. Là encore, les inégalités sont fortes : en 2016, seulement 28 % des cadres disent avoir pu influencer la mise en œuvre du dernier grand changement vécu dans leur travail, mais ce chiffre, déjà faible, tombe à 11 % pour les ouvriers et employés. Ces inégalités dans les conditions du travail minent la santé de millions de travailleurs et travailleuses. En outre, plusieurs études ont montré le fort lien entre l’absence d’autonomie au travail et l’abstention ou le vote pour l’extrême droite [3].

Les inégalités de conditions de travail reflètent aussi une dégradation des rapports de force entre ceux qui travaillent et ceux à qui appartiennent les entreprises. Les actionnaires, réclamant toujours plus de rentabilité, ont transféré les risques sur le travail. Les menaces de délocalisation ou d’externalisation sèment la peur du lendemain et affaiblissent les syndicats. Le coût du capital n’étant plus discutable, c’est le coût du travail qui doit s’adapter. Les réformes incessantes du marché du travail – partout en Europe depuis 20 ans, plus particulièrement en France avec les lois et ordonnances sur le travail de 2016 et 2017 – ont démantelé les garde-fous qui limitaient le pouvoir du management. Les directions financières ont pris le pouvoir dans l’entreprise au cours des années 1990 et passent le travail à la moulinette de la restructuration permanente. À tous les niveaux, on retrouve les mêmes principes de management : encadrer et contrôler le travail par des procédures rigides, mettre les salariés sous la pression de changements permanents et de la précarité.

Libérer le travail

Réduire les inégalités dans le travail impose de démocratiser l’organisation de l’entreprise en profondeur. Ce thème a été largement délaissé ces dernières années, notamment par la gauche qui pourtant affirme défendre le travail. Aujourd’hui, la plupart de ses leaders persistent à croire que l’État, pour peu qu’il prenne les commandes de l’économie, pourrait relancer une croissance soi-disant « verte », plus soutenable et plus juste. D’autres se réfugient dans le rêve d’une société sans travail où le capital distribuerait généreusement à chacun un revenu universel décent. Bizarrement, c’est plutôt du côté d’un management « humaniste » que s’est exprimé un réel intérêt pour l’autonomie au travail, sans toutefois remettre en cause le monopole patronal de décision sur les finalités du travail et le partage des richesses.

Comment faire concrètement pour réduire ces inégalités ? Il faut d’abord accroître fortement les prérogatives des élus du personnel dans les décisions portant sur l’organisation du travail. Tout le contraire de ce qu’ont fait les ordonnances prises par Emmanuel Macron en 2017 qui ont supprimé les délégués du personnel (DP) et les comités d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT), les seules instances où des élus du personnel pouvaient recueillir les doléances des salariés et les porter auprès des directions. Ces réformes ont considérablement amoindri la représentation des salariés dans l’entreprise. Elles ont notamment éliminé la possibilité pour les salariés et leurs représentants de faire valoir leur point de vue sur leurs conditions et l’organisation de travail.

Il faudrait bien plutôt recréer une instance dédiée, élue directement par les salariés : elle fusionnerait les anciennes fonctions, aujourd’hui en déshérence, des délégués du personnel et des CHSCT et élargirait son champ d’action à la question écologique – en lien avec les associations environnementales, au moins pour les instances de grands groupes. Ce « comité santé-travail-environnement » [4], proche des unités de travail, serait en charge de dialoguer avec les salariés à propos de l’organisation de leur travail, de son impact sur la qualité des produits et services, sur leur santé et celle des clients ou usagers, et sur l’environnement.

Encore faut-il que les salariés aient le temps et la liberté de s’exprimer sur ce qui les fait souffrir dans leur travail. Pour cela, il faut remplacer le « droit d’expression » instauré par les lois Auroux de 1982 (toujours en vigueur dans le Code du travail, mais tombé en désuétude) par une demi-journée mensuelle de délibération sur le travail, animée par les élus du « comité travail-santé-environnement », en l’absence de la hiérarchie. Les élus retransmettraient les revendications à la direction, avec obligation pour celle-ci d’agir ou d’expliquer pourquoi ce n’est pas possible. Le comité ne serait pas purement consultatif : il aurait le pouvoir, en cas de désaccord sur une décision impactant la santé des salariés ou de l’environnement, d’y opposer son veto.

Ces espaces et ces temps de délibération autonome sur le travail permettraient de faire reculer la subordination salariale qui oblige les travailleurs à obéir passivement aux ordres de leur employeur au péril de leur santé ou de celle de l’environnement. En construisant un point de vue collectif et informé sur les conditions de travail, l’organisation et les finalités du travail, les salariés renforceraient la cohésion du collectif de travail et sa capacité à peser sur les décisions.

Cette « réduction du temps de travail subordonné » n’est aucunement incompatible avec d’autres réformes visant une plus grande participation des élus du personnel à la gouvernance des entreprises, par exemple en créant une instance représentant les salariés, qui participerait aux décisions [5] avec le conseil d’administration qui représente les actionnaires. Mais elle est nécessaire pour renforcer concrètement le pouvoir d’agir des salariés aujourd’hui les plus affectés par les risques du travail, condition sans laquelle la co-détermination ne prémunit pas contre les pires excès sanitaires et écologiques. Le scandale Volkswagen a montré comment le pouvoir important des syndicats dans le conseil de surveillance n’a pas empêché l’entreprise de truquer massivement les données sur les émissions de ses véhicules. La santé des travailleurs, de l’environnement et de la démocratie politique exige aujourd’hui un progrès décisif de la démocratie au travail.

Thomas Coutrot, économiste et statisticien, auteur de Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Seuil, 2018 et, avec Coralie Pérez de Redonner du sens au travail, qui vient de paraitre (Seuil, 2022).

Il intervient le 11 octobre dans la journée de formation organisée par l’Observatoire des inégalités sur les inégalités dans le monde du travail.

Ce texte est extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, novembre 2021.

Photo / DR


[1« Travail et bien-être psychologique », Thomas Coutrot, Document d’études Dares n° 217, mars 2018.

[2« Changements organisationnels : la participation des salariés les protège-t-elle du risque dépressif ? », Thomas Coutrot, Dares Analyses n° 61, septembre 2017.

[3Voir Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Seuil, Thomas Coutrot, 2018.

[4« Après France Télécom : de nouveaux droits pour la santé et l’environnement », Emmanuel Dockès, blog de Médiapart, 20 décembre 2019.

[5Voir Gouverner le capitalisme ?, Isabelle Ferreras, PUF, 2018.


Date de première rédaction le 20 septembre 2022.
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